Projets de monnaie numérique de la BCE : Équilibrer Innovation et Pragmatisme.

Article d’Alain ROCHER

L’approche de la Banque Centrale Européenne (BCE) avec ses deux projets de MNBC (Monnaie Numérique de Banque Centrale) : Pontes (projet court terme) et Appia (projet long terme) est, sur le principe, particulièrement judicieuse et pertinente. Il est essentiel de saluer cette stratégie qui reconnaît la complexité et le temps nécessaire à l’adoption de technologies aussi transformatives que les registres distribués (DLT).

L’intégration native de la DLT dans les infrastructures de marché, comme envisagée par Appia, est un projet d’envergure qui nécessitera inévitablement beaucoup de temps et des ressources considérables pour sa mise en place. Développer une infrastructure entièrement nouvelle, repensant les processus de bout en bout, ne se fera pas du jour au lendemain. C’est pourquoi disposer d’une solution intérimaire viable et efficace est non seulement souhaitable, mais indispensable.

C’est là qu’une solution intermédiaire comme Pontes prend tout son sens. Son rôle est de fournir une passerelle fonctionnelle et simple à mettre en œuvre pour les acteurs du marché pendant que les travaux sur Appia progressent. L’objectif est de permettre une adoption progressive de la DLT sans attendre la finalisation du cadre complet. Une solution simple minimise les frictions et les coûts initiaux, facilitant ainsi la transition pour l’ensemble des participants.

Cependant, comme mentionné précédemment, la simplicité doit aussi rimer avec une approche très pragmatique des investissements. Il est en effet crucial que les dépenses liées à Pontes soient maintenues au plus bas possible. Tout investissement dans cette solution transitoire devrait être réfléchi de manière à ce qu’il ne crée pas de charges inutiles ou d’incompatibilités avec la vision à long terme d’Appia. L’équilibre est délicat : il faut une solution qui « tienne la route » et apporte des bénéfices concrets à court terme, tout en étant suffisamment légère pour ne pas entraver ou renchérir excessivement la transition vers l’avenir plus robuste d’Appia.

Le dilemme de Pontes : le risque d’un investissement non pérenne

Le projet Pontes, conçu comme une solution à court terme (prévue fin 2026) pour connecter les plateformes DLT existantes aux services de règlement TARGET de l’Eurosystème, présente en effet un défi majeur. Les investissements dans cette solution intérimaire doivent être maintenus au plus bas niveau possible, à moins qu’ils ne soient bien sûr entièrement compatibles et réutilisables avec la vision à long terme d’Appia. Certes Pontes bénéficiera des précédentes expérimentations menées avec succès par les banques centrales française, allemande et italienne mais le ‘Reste à faire’ reste néanmoins conséquent lorsqu’il s’agira d’élever le niveau des prestations des infrastructures DLT du Régime Pilote à un niveau au moins équivalent à celui des infrastructures actuelles de marché et surtout de post-marché. Le risque serait en effet de créer des infrastructures coûteuses et potentiellement obsolètes si jamais elles ne s’alignaient pas sur les architectures futures natives de la DLT envisagées à terme par Appia.

Ce point est d’autant plus critique que la transition vers le règlement-livraison à T+1, prévue pour octobre 2027, exige déjà des investissements très conséquents de la part des acteurs de marché. Il est donc impératif d’éviter un double fardeau financier pour ces acteurs qui devront simultanément s’adapter à T+1 et potentiellement à des solutions DLT transitoires. Une planification rigoureuse est donc essentielle pour garantir que les investissements de Pontes ne freinent pas l’adoption d’Appia, mais la facilitent.

Au-delà de l’Euro Numérique : l’urgence des stablecoins en euros

La lutte contre la dominance des stablecoins en dollar américain ne saurait par ailleurs se limiter au seul développement d’une MNBC en euros. Il est également essentiel de stimuler et de soutenir le développement de stablecoins en euros privés et régulés. En effet, des initiatives existent déjà en Europe, et leur croissance pourrait offrir une alternative immédiate et complémentaire aux MNBC pour des cas d’usage spécifiques sur les marchés DLT.

Une Piste Médiane : un stablecoin adossé à la Monnaie de Banque Centrale ?

Dans ce contexte, une solution médiane mérite une attention particulière : la création d’un stablecoin en euros adossé à des réserves en monnaie de banque centrale. Comme le souligne un récent rapport du FMI, cette approche permettrait de préserver la souveraineté monétaire de l’Europe à l’instar de la MNBC mais en ne nécessitant que des investissements limités de la part des différents acteurs du marché.

Ce modèle pourrait en effet s’appuyer sur un modèle distribué (réputé plus simple à mettre en place qu’un modèle interfacé) où le stablecoin serait émis directement au sein des blockchains dédiées à l’émission et à la circulation des security tokens. Cette intégration des titres et du cash au sein d’une même blockchain offrirait un avantage considérable : la possibilité d’un DvP atomique natif puisque les transferts concomitants des stablecoins et des security tokens seraient validés au travers d’un seul et même bloc, garantissant ainsi une efficacité, une sécurité et une finalité accrues des transactions. Une telle solution combinerait les avantages de la monnaie de banque centrale (confiance, stabilité) avec la flexibilité et l’efficacité des DLT, tout en minimisant les coûts d’infrastructure pour les participants au marché.

En conclusion, il conviendra sans doute de naviguer avec prudence entre les impératifs d’innovation à long terme et les contraintes d’investissement à court terme. Une stratégie qui intègre judicieusement MNBC et stablecoins en euros apparait indispensable pour lutter contre le risque d’hégémonie des stablecoins en dollar. Pour cette raison, la capacité d’émettre à moindre coût un stablecoin adossé à de la monnaie de banque centrale est une piste intéressante qu’il conviendrait sans doute d’approfondir. Elle pourrait en effet constituer le cas échéant une alternative possible de scénario intermédiaire si jamais les investissements et les délais de mise en place de la solution court terme initialement prévue par la BCE se révélaient beaucoup plus importants que prévus.